Un petit ramoneur savoyard en Principauté de Liège
On a tous entendu parler des petits ramoneurs savoyards qui, parce qu’ils protègent les maisons contre le feu, ont la réputation d’être des porte-bonheurs. Or, à bien y réfléchir, l’hypothèse la plus vraisemblable pour expliquer le périple, au milieu du XVIIIe siècle, de mon ancêtre Jacques Usanaz, de la Savoie à la Principauté de Liège, semble bien être que Jacques était l’un d’entre eux.
Je lis, en effet, sur Internet (*) que, dès le Moyen-Âge, la Savoie a pratiqué l’émigration saisonnière pendant les mois d’hiver. Quand la rudesse du climat interdit toute activité à la population agricole, les hommes des villages se font colporteurs et se dirigent vers les pays rhénans (tiens, tiens ! Liège, après tout, n’est guère éloignée du Rhin.) Leur recrutement se fait dans trois régions : la Maurienne, la Tarentaise (« Tiens, tiens ! », disais-je ) et la vallée d’Aoste. Bientôt, certains enfants de Savoie partent à leur suite sur les routes de France pour aller ramoner les cheminées dans les villes. Quand ils quittent leurs montagnes, ils emportent avec eux une petite marmotte pour se rappeler leur pays et ils la font danser pour gagner un peu plus d'argent.
Le ramonage est mal payé, mais les parents des familles pauvres doivent accepter que leurs enfants fassent ce travail. Départ le jour de la Saint-Gras (le 7 septembre) et retour l’année suivante, à la belle saison pour affronter les travaux des champs avec leurs parents
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Dès 6 ans, les enfants sillonnent à pied les routes de France, avec le maître ramoneur qui les a enrôlés... Chaque maître ramoneur a sa tournée et malheur à qui s’avisait d’aller chasser sur les terres d’autrui ! Des rixes violentes s’ensuivraient.
Les enfants voyagent à pied, ils abattent des étapes de 40 à 50 kms par jour, les plus forts chargés de marchandises. Ils consacrent leur temps à mendier leur pain et celui de leur maître. Ils dorment à la campagne dans une écurie, en ville dans des chambres sales et humides "payant leur écot d’un ramonage matinal. " Souvent ils marchent la nuit pour échapper à la police, à l’affût de toute sorte de mendicité. Le sac destiné à recueillir la suie leur sert de couverture. Les enfants ramonent avec un hérisson, mais ils peuvent aussi grimper à l’intérieur du conduit de cheminée pour la racler. En arrivant en haut, ils crient « Haut en bas ! ». Une haute échelle leur permet d’accéder à la cheminée. Ils y descendent ensuite avec une corde à noeuds et enlèvent la suie à l’aide d’une raclette. Après avoir ramoné, pour être payés, ils chantent: "Ohé! Là ! Ramone ici, ramone là, la cheminée, du haut en bas." C'est un travail dangereux, pénible et très mal payé.
Le petit ramoneur ne connaît ni dimanche, ni jour férié. Le maître ramoneur lui impose 14 heures de travail par jour chaque jour de la semaine pendant laquelle l’enfant s’éreinte sur une trentaine de cheminées. Il est mal et insuffisamment nourri, se contentant de pain noir et dur et de soupe ou de bouillie de maïs. Plus question d’apprendre à lire et à compter, alors que la Savoie est une pionnière en matière d’enseignement.
Les maîtres ramoneurs sont, la plupart du temps, d’anciens ramoneurs trop grands pour se glisser dans les cheminées et se trouvent responsables d’une équipe de 3 à 6 enfants, appelés « Farias ». Tous travaillent pour un patron qui récupère intégralement l’argent récolté. Souvent, le maître bat les enfants pour prendre aussi leurs pourboires. Il est chargé de leur fournir des vêtements neufs, de leur donner un logement, une paire de chaussures et le matériel de travail. Les petits ramoneurs sont vêtus d'un bonnet rouge noirci, d'une veste de bure, de guenilles et de genouillères Quand ils rentrent, en mai, le maître reverse aux familles une somme d'argent équivalente au prix d’un veau.
Il n’est pas rare qu’en ramonant, les petits ramoneurs se fracassent la tête lors d'une chute dans le conduit. Souvent, ils souffrent de maladies respiratoires, deviennent allergiques à la poussière ou aveugle de suie.
Les ramoneurs savoyards ne sont pas francophones de naissance, mais parlent les différents patois de leurs villages respectifs qui appartiennent à la langue franco-provençale. Entre eux, ils utilisent une langue ou plus précisément un argot qu’eux seuls comprennent, comme le tarastiu. Le simple fait d’utiliser un langage secret resserre la connivence entre ceux qui le connaissent et, inversement, entretient une distance avec les autres.
Vers le milieu du XIXe siècle, le préfet de Savoie lance enquête sur la situation des petits ramoneurs en Savoie et Haute-Savoie. Il reçoit un rapport accompagné de diverses suggestions. C’est le 15 janvier 1863 qu’il réglemente par arrêté l’apprentissage et les contrats des enfants qui ne pourront plus être engagés en dessous de 12 ans.
Seules les lois de 1874 et de 1892 relatives à l’emploi des enfants allaient mettre fin à ces pratiques. Avec elles disparaissaient les migrations savoyardes, qui néanmoins survécurent quelques temps encore de l’autre côté des Alpes.
Mon ancêtre Jacques fut-il l’un de ces enfants misérables, puis l’un de ces maîtres sans cœur ? Allez savoir ! Le fait est que, devenu adulte, il épousa, à près de mille kilomètres de sa région natale, Jeanne, une jeune liégeoise de 21 ans, déjà maman d’une petite fille « illégitime » de 3 ans. Elle lui donna cinq autres enfants au moins. Nous descendons de l’aîné, Jacques Gérard. Je ne peux m’empêcher de me demander comment Jacques, qui parlait un patois franco-provençal, et Jeanne, qui parlait le wallon de Liège, ont pu communiquer. J’espère qu’ils s’aimaient et qu’ils furent heureux.