La dette du bonheur
Il y a très exactement trois ans, nous emménagions dans cette maison que nous avions fait construire face aux prairies de la Famenne qui jouxte l’Ardenne, aperçue de nos fenêtres. Un fameux changement pour les citadins que nous étions restés malgré près de vingt années passées dans ce Brabant Wallon qui n’est au fond que la grande banlieue verte de Bruxelles. On nous a traité de fous et sans doute l’étions-nous. Nous rêvions de retraite paisible dans un environnement apaisant, loin des nuisances de la ville, proche de notre fille qui espérait un enfant et de Maman qui habitait un studio dans la même maison qu’elle. Pour ce faire, il fallait accueillir Belle-Maman, vieillissante et malade que nous ne pouvions laisser seule à cent kilomètres de chez nous.
Au début, tout s’est bien passé : la construction, sans gros problème et dans les temps ; l’installation, à notre aise afin de ne pas solliciter exagérément nos organismes de sexygénaires (six mois ont été nécessaires pour que tout soit parfaitement à sa place) ; l’arrivée de Belle-Maman et la mise en place de soins à domicile efficaces et rassurants, la joie de Petit Loup lorsqu’il venait « à la campagne »… Bref, notre projet tenait ses promesses.
Et puis, subrepticement, les choses ont commencé à se déglinguer. Un amaigrissement, rapide, auquel on ne fait pas attention, une fatigue persistante que l’on met sur le compte de la présence de Belle-Maman de plus en plus faible, de plus en plus dépendante. Elle va mourir, nous le savons, nous espérons que cela se passera le plus doucement, le moins douloureusement possible. C’est ce qui se passe. Une semaine plus tard, j’écris ici-même « Après des semaines sous tension, nous voilà donc en phase d’atterrissage dans un état d’épuisement physique et moral que nous n’imaginions pas. Il va falloir penser à nous maintenant. Ceux qui nous aiment le disent et le répètent ». Et j’évoque une petite escapade en amoureux pour nous rebooster le corps et l’esprit. Elle n’aura jamais lieu, car un mois très précisément après le décès de sa maman, le diagnostic tombe pour mon mari : cancer du foie.
Une grosse tumeur de 9 cm. Inopérable, nous l’apprenons très vite. C’est rare. Le cancer du foie est exceptionnellement primaire, souvent secondaire, conséquence de métastases d’un autre cancer proche. Rien de tel ici. Il est condamné, à court terme. Un an, deux au plus. Il tiendra quatre mois et demi.
Nous n’avons rien vu venir. Comme nous n’avons pas vu venir le deuxième coup de poing qui nous met KO après le premier diagnostic : Maman aussi souffre d’un cancer. Du côlon. Ses malaises à elle, nous les avons mis sur le compte de l’âge : 93 ans. Jusque là d’une vivacité d’esprit, d’un dynamisme éblouissants, elle semblait partie pour battre le record de sa sœur, 101 ans, et de sa cousine, 102. On l’opère, elle s’en sort, amaigrie mais presque semblable à elle-même. Même la chimio et ses inévitables malaises n’entament pas sa volonté de vivre, de se remettre, de se remettre à écrire. Chacun s’émerveille de sa résistance physique et morale, même quand il devient clair qu’elle ne pourra retourner chez sa petite-fille car elle nécessite désormais des soins et une surveillance constants. Son courage et sa bienveillante indulgence favorisent l’adaptation rapide à la maison de repos. Elle tiendra quatorze mois et mourra presque jour pour jour un an après mon amour.
Dans l’intervalle, la famille s’est encore réduite, celui qu’on nommera « pièce rapportée » ayant courageusement pris ses cliques et ses claques face à tant de vents contraires. Exit, les perspectives d’enfant. Et la vente de la grande maison où Maman avait trouvé refuge se profile à l’horizon.
Non, je ne veux pas faire pleurer dans les chaumières. Dans le monde, très loin ou tout près, d’autres drames anéantissent des hommes, des femmes, des enfants, de façon autrement plus violente et injuste. En fait, jusqu’ici, nous avions eu beaucoup de chance : des couples solides, des métiers passionnants, des enfants en bonne santé… Faut-il toujours payer sa dette envers le bonheur ? Je ne peux m’empêcher de me poser la question. En trois ans, tous nos rêves, tous mes rêves, ont été réduits à néant et je me retrouve seule, désoeuvrée, dans une trop grande, trop belle maison, quand tant d’autres cherchent désespérément un toit. Il doit sans doute y avoir moyen de combler ce déséquilibre, mais auparavant il me faut retrouver mes marques autrement, réorganiser ma vie « sans », sans lui, sans elle, sans nos réunions de famille qui me réchauffaient à chaque fois le cœur… Nous allons tous un peu à vau-l’eau pour l’instant et j’ai beau savoir que c’est sans doute normal, je ne peux m’empêcher d’enrager, de trépigner, d’aspirer goûlement au printemps et aux éclaircies dans le ciel grisâtre de nos vies balottées par les vents contraires. Parce que sombrer serait la pire des réponses.