Beaucoup d'eau a coulé...
C’est la seconde fois que nos routes se croisent. Face à ce vieillard, poil blanc, élocution lente et geste hésitant, comment ne pas se rappeler la première ? C’était il y a vingt ans. L’homme était alors au faîte de sa gloire. Il présidait un jury dans lequel je siégeais comme journaliste. Gentillesse, disponibilité, affabilité de bon aloi, il ne cherchait pas à imposer son point de vue mais cherchait le consensus. Il n’était pas là pour chanter. Qu’importe ? Au terme de plusieurs heures de débat, il proclama les résultats devant une salle conquise, qui l’applaudit plus longuement que les lauréats. C’est alors qu’insolite, inattendue, une fanfare fit une entrée tonitruante dans la majestueuse salle Art Déco où nous étions rassemblés, entraînant aussitôt l’invité d’honneur dans une parade menée tambour battant sur des airs du folklore wallon. L’homme s’y prêta de bonne grâce, sans se départir jamais, tout au long de l’aubade, d’un sourire certes amusé mais en aucun cas méprisant. J’ai admiré son flegme. Car, enfin, il y avait quelque chose de profondément surréaliste dans ces entraînants flons flons de kermesse à mille lieux de la gouaille tantôt tendre tantôt contestataire du poète. Cheveux longs, oeil malicieux et dégaine de Gavroche, il avait même l'air heureux d'être là.
L’autre jour, à cette terrasse de restaurant de l'Isle-sur-la-Sorgue, dissimulé avec ses potes derrières les plantes d’une terrasse fleurie, j’ai admiré de même que le vieil homme tremblant accepte de bonne grâce de poser pour la photo que sollicitaient quatre dames d’une table voisine. Quatre fans. Le sourire, cette fois, était plus résigné que malicieux, mais c’était la même gentillesse, le même regard bleu, le même bandana. Bien sûr qu’il est toujours debout ! Toujours poète, toujours écorché vif et c'est sans doute la même chose. Mais mon coeur s'est serré.
Beaucoup d'eau a coulé dans les roues à aubes de l'Isle-sur-la-Sorgue depuis qu'il chantait "Mistral gagnant"