Heureusement, il y en a d’autres
Le plus dur quand on accueille chez soi une personne très âgée, qui plus est en mauvaise santé, n’est pas le travail supplémentaire induit par sa présence, ni le défilé permanent des aides et soignants qui, sachant la porte non fermée à clé, entrent et sortent désormais sans que nous ayons à nous déranger. Ce n’est pas non plus la nécessité de parler plus haut et plus distinctement qu’on ne le fait entre nous, ni celle de penser, lorsqu’on quitte la maison pour quelques heures, à des tas de détails que l’on négligeait autrefois : ouvrir la bouteille de vin, prévoir son repas, le garder au frais dans un sac frigorifique, vérifier le port du pendentif de télévigilance… Non ! Le plus dur consiste à avoir continuellement sous les yeux la déchéance qui nous attend tous au-delà d’une certaine longévité.
Nous avons de la chance : même s’il lui arrive d’oublier un nom, une date ou un événement mineur, Belle Maman « a toute sa tête », comme on dit familièrement. Mais il nous semble qu’elle rapetisse chaque jour davantage. Malgré les séances de kiné deux fois par semaine, ses jambes ne la portent plus qu’avec des difficultés croissantes. Par crainte de ne plus arriver à se relever, elle a depuis longtemps renoncé à s’installer dans un fauteuil mais, bientôt, elle pourrait ne plus pouvoir se lever d’une chaise… ou de son lit. Ses doigts déformés par l’arthrite la privent de la force et de la dextérité nécessaires pour saisir un sucre, tartiner son pain, couper sa viande. Ses yeux ne lui permettent plus de lire les petits caractères. La télévision la fatigue vite et d’ailleurs l’ennuie plus qu’elle ne la distraie. Serons nous ainsi, un jour ? Peut-être. Sans doute. Ce n’est pas agréable d’y penser mais comment ne pas y penser ?
Impuissants, nous assistons en direct à la limitation de ses capacités physiques, à la réduction de son univers, à l’amertume grandissante. La vie a depuis longtemps perdu son sel et la mauvaise conscience s’en vient nous tarauder : que pourrions nous faire de plus ? Ou d’autre ? Parfois le découragement guette. Et la crainte de devenir à notre tour ce poids plus moral que physique qui pèserait sur les épaules de nos enfants. Surtout ne pas se laisser engluer dans la morosité ambiante ! Tenter de préserver la foi dans l’avenir. Continuer à vivre, à sortir, à aller au spectacle, à rencontrer des amis. À rire. Même si les événements du monde ne nous aident pas.
Je sais, je ne suis pas drôle. Il y a des jours comme ça. Heureusement, il y en a d’autres.