La grande faucheuse
Au fur et à mesure que mon arbre généalogique prend vigueur, mon environnement amical rétrécit. J’en ai pris brutalement conscience, l’autre jour, en consultant notre carnet d’adresses pour envoyer nos vœux à ceux qui ne pratiquent pas Internet : le nombre de destinataires dont le nom est déjà barré ou devrait l’être ne fait que croître, sûrement mais pas si lentement que ça ! La grande faucheuse fauche à tout va. Au moment de rédiger notre petit mot d’amitié, le « tu » remplace aussi de plus en plus souvent le « vous » et les séparations n’en sont pas la cause : désormais, mon carnet d’adresses est essentiellement composé de femmes seules. Cela m ‘a fait un effet tellement bizarre qu’il m’est venue l’envie irrépressible de vous en faire part.
Mais trêves de défaitisme ! À part ça, et sans rapport aucun avec ce qui précède, je suis tombée par hasard, l’autre jour, sur « Christine », ce mélo célèbre que je n’avais jamais vu et dont j’ignorais d’ailleurs qu’il s‘agissait d’un mélo. S’il fit parler de lui, à l’époque, j’imagine que c’est surtout parce qu’il permit la rencontre de Romy Schneider et d’Alain Delon, qui allaient devenir le couple le plus glamour du cinéma français. Car, je n’ose imaginer qu’en 1958, des critiques aient pu crier au chef-d’œuvre face à cette romance mal jouée par de jeunes acteurs maladroits et guindés - au premier rang desquels un Jean-Claude Brialy au jeu forcé et sautillant - qui n’allaient pourtant pas tarder à s’affirmer, les uns comme les autres, comme de très grands acteurs.
En femme bafouée, Micheline Presle les écrase tous, de son dédain, de sa douleur, de son talent. Mais ce qui m’a surtout frappée, c’est qu’il y a là, presque dans l’ombre, une actrice qui joue, elle, avec allant et brio, l’amie coquette et légère de Christine : Sophie Grimaldi. Une actrice qui n’a pourtant jamais percé, alors qu’elle portait en elle bien plus de promesses que les trois futures stars. À les découvrir aujourd’hui, ignorant leurs destins respectifs, il me semble que c’est sur elle que j’aurais misé à l’époque plutôt que sur la trop blonde, trop convenue Romy.
À quoi tient la carrière d’un(e) comédien(ne) ? À sa blondeur, à ses yeux bleus ? Sophie Grimaldi était fraîche et jolie, brune et piquante, mais elle n’avait pas joué Sissi auparavant. Et elle n’a pas séduit le plus beau, le plus sexy, des acteurs français de l’époque. J’ai de la peine pour cette actrice dans laquelle j’ai reconnu la soubrette Zerbine du Capitaine Fracasse, merveilleux Jean Marais qui enchanta mon enfance. Si elle a eu une carrière malgré tout bien remplie, il me semble qu’elle eut mérité mieux que de sempiternels seconds rôles de faire-valoir. Aucun producteur, aucun réalisateur n’a-t-il décelé derrière son nez mutin et ses yeux noirs le talent qui en ferait une « Banquière » ou une « Passante du sans-souci » tout à fait crédible et attachante. Il est ainsi des destins qui ratent définitivement la marche de la gloire sans que l’on sache vraiment pourquoi.
Allez, promis, j’essaierai d’être plus drôle la prochaine fois !