Parce que nous le valons bien !
En retrouvant d’anciennes photos de famille, je me suis souvenue qu’étudiante, pour le cours de sociologie, j’avais dû lire « Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie » de Pierre Bourdieu (*).
Sous le jargon sociologique, se dégageait en particulier l’idée que la photo, pratiquée par les classes populaires et moyennes, sans réel souci esthétique, vise essentiellement à mettre leur vie en scène. Les photos sont donc hautement symboliques de l’idée que l’on veut donner de soi, donc des valeurs qui sont les nôtres.
Ainsi, les photos de famille servent avant tout à renforcer le groupe familial car elles solennisent ses moments culminants. Les naissances, bien sûr, mais aussi les baptêmes, bar mitzvah, mariages, fêtes de Noël, anniversaires ou barbecues d’été y sont donc logiquement surreprésentés. La présence d’enfants au foyer (mais pas le nombre d’enfants) augmente la fréquence des prises de vue et il n’est guère étonnant que les vacances soient un temps fort de l’activité photographique.
Sans parler des souvenirs de voyages qui procurent ce petit plus valorisant de pouvoir dire « j’y étais ». J’étais à Paris, devant la Tour Eiffel, au sommet des pyramides ou devant le Taj Mahal. Dès lors, dorment dans les albums défraichis des flopées de clichés de monuments du monde entier devant lesquels des millions de Japonais, nos parents et parfois grands-parents, nous-mêmes et nos enfants ont posé ou poseront, souvent minuscules, méconnaissables, mais bien présents. Parce que nous le valons bien, n’est-ce pas ?
Aujourd’hui, l’activité photographique et vidéo se distille essentiellement sur les réseaux sociaux et il ne serait sans doute pas inutile d’actualiser l’étude de Bourdieu. Les technologies ont évolué, mais les motivations des photographes que nous sommes ont-elles réellement changé ? Aux sociologues d’aujourd’hui de nous le dire.
En attendant, j’aime découvrir les anciennes photos de famille. Elles ont tant à nous raconter : la mode et le niveau social, bien sûr, mais aussi la place de la femme dans le couple et la famille, les jeux et loisirs d’autrefois, tant d’autres petits riens qui tissent la vie des hommes au fil du temps.
Et puis, l’avouerai-je ?, je savoure toujours avec un plaisir de gourmet l’humour de Benabar chantant « Les épices du souk du Caire », car, à sa façon cocasse, il réussit en quelques strophes un résumé précis mais tellement plus réjouissant du très docte « Un art moyen ».
(*) Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Pierre Bourdieu, Les éditions de Minuit.