La déménagite (2)
Mon arrière-grand-mère Elisa avait, paraît-il, un sacré caractère (dixit ma grand-mère). Or, à la fin de sa vie, elle n’avait, semble-t-il, aucun domicile fixe et s’invitait à tour de rôle chez chacune de ses cinq filles. D’abord ravies de la voir débarquer, notamment parce que, bonne couturière, elle cousait les vêtements de ses petits-enfants, les sœurs, à tour de rôle, se retrouvaient vite excédées par cette mêle-tout qui entendait régimenter leur ménage, leur famille, leur couple. Ma grand-mère me confia d’ailleurs un jour avoir eu plus de chagrin à la mort de sa belle-mère qu’à celle de sa propre mère.
Qui a dit : « Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il a du caractère, c’est généralement un mauvais » ? Quoi qu’il en soit, en étudiant la généalogie maternelle, je constate que mon arrière-grand-mère Elisa fut la première à rompre avec la sédentarité séculaire de ses ancêtres et, ce faisant, avoir été sans le savoir le véritable moteur d’une (r)évolution psychologique et sociale.
En effet, fille d'un humble sabotier de Preux-au-Bois n’épouse-t-elle pas Pierre, un jeune tisseur de Cambrai ? Preux-au-Bois-Cambrai : 35 km. C’est énorme en 1878 ! Qui les parcourt ? Dans quel sens ? Avec quel moyen de transport ? Comment se rencontrent-ils ? Mystère ! Une seule certitude : ce garçon est un sédentaire. Il naît à Cambrai, se marie à Cambrai, travaille à Cambrai. Ses deux premières filles y naissent. Il y meurt en 1907. Pas Elisa !
Elisa, je la retrouve au Quesnoy. Cambrai-Le Quesnoy : 46 km. C’est énorme en 1884. Comment les parcourt-elle ? Est-elle déjà enceinte ? Mystère ! Quoi qu’il en soit, elle y met au monde ma grand-mère, puis deux autres filles. Officiellement, elle est toujours mariée à Pierre, resté à Cambrai. Il paraît que les trois plus jeunes filles ne ressemblaient pas aux deux aînées. C’est seule qu’elle élève ses enfants.
Les temps sont durs. Les fillettes sont tôt aguerries aux tâches ménagères, en un temps où l’eau ne se chauffe que sur le poêle et où n’existent ni lave-linge, ni lave-vaisselle. Elles quittent d’ailleurs l’école à douze ans pour aider leur mère à la maison puis au café qu’elle a ouvert à Valenciennes. Cette fois, du Quesnoy à Valenciennes, elle n’a parcouru que 17 km ! Avec cinq petites filles !
Quand les deux aînées seront occupées dans l’établissement qu’Elisa tient d’une main de fer, ma grand-mère, l’enfant du milieu, s’occupera quasi seule de ses deux plus jeunes sœurs qui se suivent à un an d’intervalle.
Le commerce marche bien. Bien sûr, la clientèle masculine n’a pas manqué de remarquer que les sœurs sont devenues d’accortes jeunes filles, mais mon arrière-grand-mère veille au grain : « Une fille n’a que sa réputation ! », proclame-t-elle volontiers. Ce qui, vous en conviendrez, ne manque pas de piquant vu sa propre situation !Elle est même à ce point intransigeante que, pour pouvoir vivre son amour avec Jeanne, la seconde, un tambour major n’aura d’autre solution que de « l’enlever », raconte la légende familiale. Ce qui est certain, c’est que le tambour major devenu représentant n’épousera Jeanne que bien après la naissance de leur fils Paul.
Quant à mes grands-parents, ont-ils dû eux aussi s’enfuir pour échapper à la toute puissance maternelle ? Je le soupçonne : pourquoi, alors qu’ils se sont rencontrés dans le café valenciennois, est-il indiqué sur leur carnet de famille que ma grand-mère était domiciliée à Cambrai au moment de son mariage, sinon parce qu’elle avait fui ledit café ?
Quoi qu’il en soit, les filles s’envolèrent les unes après les autres plus ou moins loin de leur mère. Si le tambour major fit fortune, les autres restèrent plus modestes, mais parvinrent toutes à échapper à la pauvreté qui avait été le lot de leurs ancêtres sabotiers dans la forêt de Mormal. L’ascenseur social était en marche ! Il se fut sans conteste davantage attardé si un jour de 1878 Elisa n’avait parcouru 35 km entre Preux-au-Bois et Cambrai.
Ah, j’oubliais : sitôt décédé le mari officiel, Elisa se remaria avec Jules à… Lille.