Couper les ponts
Certaines personnes ne m’aiment pas. Si, si ! Souvent, paradoxalement, des personnes pour lesquelles j’avais plutôt de la sympathie.
Telle professeure de français que j’appréciais beaucoup ne me pardonna jamais de trouver interminable le monologue d’Othello s’apprêtant à tuer Desdémone, qu’il pense l’avoir trahi. Dans un authentique accès de rage, elle me cracha littéralement au visage que tout le monde n’était pas comme moi « une petite personne pâle observant le monde avec froideur et ne connaissant rien à la passion ». Et pour cause ! J’avais 17 ans. Est-il besoin de préciser que l’enseignante en question était une vieille demoiselle ?
Telle collègue se ligua avec telle autre - que j'avais pourtant fait engager dans mon canard - pour me confisquer les rubriques familiales - que j’avais pourtant créées - au prétexte que je n’avais plus l’âge (?) pour traiter les questions relatives aux petits enfants quand elles-mêmes étaient de jeunes mères.
Telle rédactrice en chef dont j’admirais la manière de mener ses interviews me suspecta si bien de briguer sa place qu’elle me fit allègrement virer. Notons qu’elle ne venait à la rédaction que trois jours par semaine et n’était pas joignable le mercredi, m’obligeant du coup, à la veille du bouclage, à prendre des décisions qui lui incombaient.
Tels familiers me reprochent… je ne sais quoi et me battent froid depuis plusieurs années.
On aura remarqué qu’il s’agit essentiellement de femmes se positionnant en rivales. C’est pourtant avec des femmes (d’autres femmes) que je connais mes plus belles complicités.
Alors OK, je ne suis pas prodigue en salamalecs. Peu bavarde, réservée, on est d’accord. Plutôt cash : si j’ai quelque chose à dire je le dis. Si j’ai des questions, je les pose. Si on a des reproches à me faire, j’aime autant les entendre.
Je préfère la parole vraie aux sous-entendus, l’explication claire aux suppositions qui mijotent dans le silence et la rancœur. Je fuis les compromissions, les faux-semblants, les cancans...
Je souris peu (la faute à mes dents de vampire), mais je pense être chaleureuse et accueillante. J’ai beaucoup d’indulgence pour les faiblesses des autres, nettement moins pour les miennes. J’ai adopté depuis longtemps la devise de Georges-Bernard Schaw : « Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil ».
Je m’intéresse sincèrement à ceux que je croise sur le chemin de la vie, en tentant de comprendre leurs motivations s’ils me surprennent ou me déçoivent. Je suis toujours surprise si l’on m’agresse.
J’ai beaucoup de patience. Vraiment beaucoup. Mais il arrive qu’un cap soit franchi, que la coupe soit pleine, qu’une goutte d'eau fasse déborder le vase. Alors, je sais d’un coup, d’un seul, rompre totalement les ponts, sans état d’âme ni remords, seulement quelques regrets.
Cela ne s’est produit que de rares fois dans ma vie. Elles se comptent sur les doigts de la main. J’aurais aimé qu’elles se limitent à celle-ci.