Ce que les photos disent de nous : 2. Le groupe familial
« Voyez la belle famille que nous formons ! » Aujourd’hui comme hier, tel est en substance le message des photos de couples ou réunissant frères et soeurs, parents et enfants, deux voire trois générations. Figer l'instant du bonheur, de la plénitude, pour s'en souvenir quand le temps aura passé, quand les enfants auront grandi, quand les parents seront morts. Naguère, on revêtait ses plus beaux habits et on allait chez le photographe, à moins qu’on le convie à la fête dont il importait de garder trace. Cela donnait des photos solennelles, exprimant davantage la respectabilité, l’ennui et la maîtrise de soi que le bonheur censé reflété par ces clichés jaunis. Désormais, les photos de famille ont gagné en naturel et le (sou)rire obligatoire domine, mais l’objectif reste identique : témoigner de la cohésion du groupe pour les générations futures.
Il y a quelque chose de profondément émouvant dans ces tentatives illusoires de mettre en scène l’insouciance comme pour contrer le mauvais sort, l’empêcher de s’acharner sur les membres du clan. En particulier quand, le recul aidant, nous savons le destin, heureux ou dramatique, de chacun de ceux qui s’empêchait de sourire.
Les photos de famille sont des trésors précieux, parce qu’elles disent plus qu’elles ne le pensent la vanité des choses, la fugacité de la jeunesse et de la beauté, la fragilité du bonheur et l’ignorance de l’avenir qui nous attend.
Aux alentours de 1900, mon arrière-grand-père paternel et sa troisième épouse, le maître assis, elle debout : une image convenue du bonheur tranquille.
Vers 1900, ma grand-mère paternelle (débout a gauche) et trois de ses six soeurs : tous les espoirs sont permis pour ces beautés de la Belle Epoque. L'une d'entre elle mourra dans un asile.
Vers 1920 : leur frère aîné, Alphonse, sa femme et ses sept enfants. Les deux garçons et deux des filles deviendront instituteurs. Personne ne sait alors que toutes les filles resteront célibataires et habiteront ensemble jusqu'à leur mort dans un petit village de Flandre Occidentale, façon "Ces dames aux chapeaux verts" (remarquez l'horrible drap taché de l'arrière-plan et l'air impérial de l'âiné des garçons devant ses soeurs !).
1923 : mes grands-parents paternels et leurs trois fils (mon père est le petit, debout à l'arrière) : majestueux, le pater familias semble particulièrement fier de sa famille.
Au milieu des années 30, veuve, c'est ma grand-mère qui trône désormais parmi ses fils
Angleterre, années 40, pendant la guerre : un cousin de mon père (le fils d'une des soeurs de la deuxième photo) et sa première épouse : une conception romantique du couple. La photo se fait moins figée, plus décontractée, mais pas pour autant plus naturelle.
1948 : les trois frères et leurs épouses. Désormais on ne va plus chez le photographe. On fait ses photos soi-même et le sourire devient de mise. L'aîné de mes cousins ne semble pas l'avoir compris.