Langue de bois
L’art de dire sans le dire vraiment, la litote, le travestissement de la pensée, sont des pratiques courantes en politique comme ailleurs. Les journaux s’en font quotidiennement l’écho, sans en souligner nécessairement l’hypocrisie, motivée par la volonté de renvoyer de soi une image lisse, plus sympathique, à un public qui n’est pourtant jamais totalement dupe. J’en veux pour preuves quelques exemples récents, qui me feraient sourire s’ils n’étaient hautement significatifs d’une langue de bois qui ne s’assume pas. En fait, non, ça m’énerve.
- Charles Michel, bientôt premier ministre, au sortir de 29 heures de négociations avec les autres partis destinés à former la majorité « suédoise » : « On m’a proposé le poste, j’assumerai donc mes responsabilités ». Au lieu d’avouer franchement qu’à 38 ans, l’homme se croit de taille à relever tous les défis et meurt d’envie de le devenir, premier ministre, dans une Belgique en crises diverses. Pour marquer l’histoire ? Comment exactement ?
- Le patron d’une chaîne de grandes surfaces qui licencie une part importante du personnel : « L’enseigne n’a pas assez investi ces dernières années. Les magasins datent et le personnel aussi ». Autrement dit, les travailleurs sont trop vieux. A propos, deux projets du prochain gouvernement : d’une part relever l’âge de la retraite à 66 ans en 2020 et à 67 ans en 2030, de l’autre proposer aux chômeurs de longue durée de prester deux demi-journées par semaine de travaux d’intérêt général pour éviter la dégressivité de leurs allocations. Je peux comprendre. Quoique. Mais alors que les patrons ne licencient ou ne prépensionnent pas les travailleurs de 50 ou 55 ans au prétexte qu’ils sont obsolètes. A propos, quelle est la date de préremption d’un travailleur ?
- Julien Aubert, ce député de l’UMP qui a appelé la présidente de séance « Mme le Président » et l’Académie française qui semble lui donner raison car, dit-elle, le genre masculin a « une valeur collective et générique. Seul le genre masculin, non marqué, peut traduire la nature indifférenciée des titres, grades, dignités et fonctions ». J’ai déjà évoqué la position autrement plus nuancée de Michèle Lenoble-Pinson, linguiste et professeure des Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles. Elle estime, en effet, qu’il importe de distinguer la fonction de la personne. Ainsi, Angela Merkel est-elle chancelière fédérale d’Allemagne. Cependant, à la fin de son mandat, la population allemande élira un chancelier, fonction pouvant être occupée par un homme ou une femme. Annoncer qu’on élira une chancelière exclurait les candidats masculins, alors que l’inverse n’est pas vrai. Rappelons qu’avec six femmes sur quarante immortels, l’auguste assemblée - qui n’a accueilli la première d’entre elles, Marguerite Yourcenar, qu’en 1980 - reste très majoritairement masculine et que Hélène Carrère d’Encausse tient beaucoup à être appelée Mme le secrétaire perpétuel. Certaines femmes semblent en effet continuer à penser qu’un titre masculin est plus prestigieux qu’un titre féminin. Etrange sexisme se préoccupant peu de solidarité avec la majorité des autres femmes qui ne parviendront jamais à de si hautes fonctions et peinent à se faire reconnaître dans leur propre milieu professionnel. Les mots, en effet, ne sont jamais anodins. Cela dit, certaines règles en vigueur à l’Assemblée nationale française ne se calquent en rien sur celles de l’Académie puisque, pour sanction, le député se voit privé d’un quart de son indemnité. Il peut par contre continuer à appeler Ségolène Royal « Madame le ministre ». Il y a de quoi en perdre son latin. Dites, les élus de la Nation, ce ne serait pas plus simple de reconnaître une fois pour toute que la France est composée d’hommes… et de femmes ?