Les soldates et les chauffeuses, les ingénieures, les cheffes et Mme le Secrétaire perpétuel
Ce pourrait être le titre d'une fable de la Fontaine. Ou d'une "Lettre de mon moulin". Eh bien, non !
Certain(e)s auront peut-être tiqué au terme de « chauffeuse » dans mon billet précédent. S’il ne figure ni au petit (et au grand) Robert, ni dans le Larousse, ce féminin est pourtant parfaitement accepté en Belgique francophone pour désigner non un fauteuil mais bien une conductrice transportant un(e) passager(e).
La langue est intimement liée à notre système de pensée. Comme beaucoup, je pense donc essentiel de donner des appellations féminines aux métiers et fonctions occupés par les femmes. Pour qu’on les voie, qu’on les entende, que l’imaginaire des enfants du XXIe siècle soit formé à la mixité des rôles dans la société !
Les Québécoises l’ont compris très tôt. Dès 1979, des recommandations officielles ont d’ailleurs débouché sur un petit guide « Au féminin au Québec », présentant une liste de noms au masculin et au féminin, avec une préférence marquée pour la terminaison « e ». C’est là qu’on a vu apparaître les premières écrivaines, professeures et ingénieures, mais aussi des instituteures et des directeures en lieu et place d’institutrices et de directrices qui existaient pourtant précédemment.
En Suisse romande, dans le canton Genève, un règlement a imposé dès 1988 la féminisation dans les administrations. Les Suisses sont attachés aux formes anciennes en « eresse » comme « doctoresse », « poétesse », « notairesse », moins prisées chez nous. On y trouve également des « cheffes » ou « cheffesses ».
En Belgique francophone, c’est en 1993 que Mme Michèle Lenoble-Pinson, professeure de linguistique, a rédigé un premier guide « Mettre au féminin ».
Pour ce faire, elle s’est basée sur quelques règles grammaticales de base :
- les noms masculins se terminant par « e » restent invariables (architecte, architecte) ou forment le féminin en « esse » (comte, comtesse ; notaire, notairesse)
- s’ils se terminent par une consonne, le féminin prend « e » (régent, régente)
- s’ils se terminent en « eur » et dérivent d’un verbe, le féminin se forme en « euse » (chanter, chanteur, chanteuse) ; sinon, ils restent invariables (professeur, professeur) (*) ; seuls les noms en « eur » exprimant un comparatif ou un superlatif forment le féminin en « e » (supérieur, supérieure)
- les masculins en « teur » le forment en « trice » (directeur, directrice).
Dix ans plus tard, elle allait pourtant se rendre compte que l’usage avait largement adopté les formulations québécoises en « e », même lorsqu’il ne s’agit pas d’un comparatif ou d’un superlatif (ingénieur, ingénieure), même quand la forme en « esse » existe (notaire, notairesse ou notaire ; poète, poétesse ou poète). Dès lors, parce que le français est une langue vivante qui doit évoluer avec les mentalités, elle a proposé de concocter une nouvelle édition du guide. Lequel a vu le jour en 2005 avec des féminins en « e », conseillés mais non obligatoires.
Il y a donc chez nous aujourd’hui des égoutières, des ingénieures, des soldates et des théologiennes, des docteures plutôt que des doctoresses, une colonelle véritablement gradée de l’armée au contraire des épouses de colonels qui en usurpent le titre et le prestige depuis des siècles. Il y a des professeures, des chancelières et des femmes-grenouilles, mais pas ces cheffes et cheffesses si chères aux Suisse(esse)s !
Pour les titres, Michèle Lenoble-Pinson a distingué la fonction de la personne. Ainsi, Angela Merkel est-elle chancelière fédérale d’Allemagne, mais, à la fin de son mandat, la population élira un chancelier, fonction pouvant être occupée par un homme ou une femme. Annoncer qu’on élira une chancelière exclurait les candidats masculins alors que l’inverse n’est pas vrai.
Et la France dans tout cela ? Il est piquant de constater que, l’Académie considèrant la langue comme un patrimoine à protéger, l’Hexagone reste le plus rétrograde. En 1986, puis en 1998, deux circulaires ministérielles imposent pourtant la féminisation des textes administratifs. Le beau guide « Femmes, j’écris ton nom… » accepte presque tous les féminins en « eure ». Dans la pratique pourtant, à part « Le Journal officiel » et « Le Monde », les Français féminisent peu.
Certaines réticences à l’usage des noms féminisés viennent également des femmes elles-mêmes. Comme si accéder à un titre jusque là exclusivement détenu par les hommes était plus prestigieux au masculin qu’au féminin ! Ainsi, lorsque la première femme a été nommée au poste de recteur de l’Université libre de Bruxelles (ULB), elle a exigé d’être appelée « Mme le Recteur ». Et lorsque Mme Hélène Carrère d’Encausse a succédé à Maurice Druon à l’Académie française, elle s’est fait appeler « Mme le secrétaire perpétuel ». Cependant, l’ULB a une vice-rectrice et, à Paris, l’Académie des Sciences a une secrétaire perpétuelle.
(*) Le verbe « professer » existe mais n’a pas la même signification que le nom de métier : un professeur ne professe pas, il enseigne.
De tout temps, il y a eu des pécheresses. Mais à quand des pécheuses de crevettes à cheval en mer du Nord ?