Casanova
Je ne comprends rien, mais alors strictement rien aux allées et venues des canassons dans les prairies voisines.
Au commencement, il y avant un bel et paisible étalon de trait dans la force de l’âge. Brabançon ou Ardennais, allez savoir. Impressionnant, en tout cas. Et bai. Dans le pré d’à côté, deux juments. De trait, également. L’une baie, l’autre rouanne. Or, le trio cohabitait paisiblement, ne s’intéressant qu’épisodiquement les uns aux autres.
Puis l’éleveur est venu chercher son étalon. Pour le ramener le lendemain. J’ai pensé qu’il avait été sollicité pour un prélèvement de sperme. C’est que nos bourrins ne sont pas des bourrins justement, mais des champions internationaux dont la semence et les poulains sont appréciés jusqu’aux USA. Une semaine plus tard, il remplaçait la jument de trait baie par une autre, de selle cette fois, fine, élégante, tachetée léopard, accompagnée de son mignon poulain baie. Au passage, il remplaçait aussi l’étalon pèpère du début par un autre, plus jeune, plus léger, plus fringant… plus, quoi !
C’est alors que le spectacle a vraiment commencé. Car si je ne comprends rien, strictement rien aux intentions de l’éleveur, celle de notre nouveau voisin équin, par contre, sont claires comme de l’eau de roche : il veut séduire. Et pas n’importe qui. Pas la bonne grosse jument rouanne de sa race. Non, celle qu’il veut, lui, c’est la jeune mère, si belle, si fine, tellement originale dans sa robe piquetée de noir. Alors, dès qu’il l’aperçoit, c’est un grand et tonitruant galop, bientôt stoppé net par la clôture de barbelés qui le sépare de sa belle. Laquelle ne semble guère sensible aux ardeurs qu’elle suscite, plus préoccupée qu’elle est de protéger son fils du mastodonte lancé à folle allure. Alors, comme notre séducteur éconduit est encore un peu naïf, il ose le grand jeu : non seulement lui exprimer sa flamme, mais surtout la lui montrer. Et dans la prairie voisine, ce ne sont plus que rodomontades, que galipettes, qu'impudiques roulés-boulés aussi cocasses que scabreux (à moins que ce ne soit l’inverse). Très sensible au ridicule, la ravissante feint d’ignorer l’importun dont la balourdise l’estomaque, à l'inverse de son poulain, très intéressé par cette leçon de vie. Quant à notre Casanova en herbe, devant l'inutilité de ses effets, il n’a bientôt plus d’autre choix que de se relever un peu penaud et se remettre à brouter, l’air de rien, comme s’il n’avait qu’un instant cédé au plaisir d’une innocente roulade dans le pré fleuri, où, c’est bien connu, se trouve le bonheur. Mais, bien sûr, nul n'est dupe.