Souvenirs de guerre
Je pensais le lui demander, mais elle m’a devancée. Ma cousine D. m’a envoyé ce matin quelques photos de l’un des vases-obus que j’ai si souvent vus sur la cheminée de notre grand-mère, sans songer à l’époque à lui demander des précisions sur ces objets tellement familiers et pourtant tellement intrigants.
Je (re)découvre donc celui-ci, gravé du nom de notre grand-père Victor, mais aussi des deux dates « 1914-1916 » et d’une mention « Souvenir de guerre ». Ce qui prouve que celui-ci du moins n’est pas parvenu à notre grand-père après le conflit, en mémoire de son frère Rodolphe tué au combat, comme je le pensais initialement, mais bien que c’est le capitaine de cavalerie lui-même qui l’a gravé ou fait graver à son intention après deux ans de tranchées. Si mes souvenirs sont bons, l’autre ne portait aucune mention, seulement des décors à arabesques. Ont-ils été offerts en même temps ou à deux époques différentes ? Le mystère reste entier et il n’est pas certain que la localisation du second vase nous permettrait d’en savoir davantage.
Quoi qu’il en soit, l’objet me touche. Et pas seulement parce qu’il symbolise le lien fraternel entre deux hommes dans la force de l’âge. Parce que, surtout, il a été créé avec ingéniosité et talent, dans un dénuement notoire, par un soldat empêtré dans une guerre dont il avait eu le temps de mesurer toute l’absurdité et l’horreur, à un moment où la certitude première de la voir se terminer rapidement s'était définitivement fait la malle. Chaque martelage, chaque coup de ciseau, qui mue l’objet de mort en objet décoratif, s’en vient alors affirmer, au cœur du carnage banalisé, que l’espoir fleurit toujours, que la beauté continue d’exister, que l’art est capable de sublimer le quotidien.
Cent ans plus tard, le vase de ma grand-mère brille toujours des mille feux de l’espérance d’un monde en paix. En vain.