Harcèlement
Hautaine, du haut de son piédestal, la rédac’cheffe distillait sa bonne parole. Son regard de glace disait son mépris des petits, des modestes, des plumitifs que leur plume, précisément, n’ont pas menés aux sommets qu’elle-même fréquente avec délectation. Plus tard, elle me passait un croquis censé me montrer ce qui m’avait manqué pour grimper les échelons dans ce métier où elle brillait des mille feux de la vanité. Mais je ne comprenais rien à son dessin, il m’échappait, se dressait en trois dimensions comme pour mieux me narguer, avant de retomber comme un soufflé raté à l’instant où j’allais le saisir.
Je me suis réveillée en sursaut, le cœur battant, le souffle court.
Ainsi, donc, elle était revenue. En fait, non, elle n’était jamais partie. Elle était là, enfouie dans les tréfonds les plus secrets de mon cerveau, là où se dissimulent les peurs les plus ancestrales, les phobies les plus intimes, les angoisses existentielles et autres frayeurs d’enfance. Elle attendait son heure – je la reconnais bien là ! – celle où un coup bas, inattendu, viendrait fragiliser la carapace quotidienne, l’autorisant à reprendre du service dans mes rêves sinon dans la réalité. Car un coup bas viendrait, bien sûr ! Il en arrive toujours dans la vie. Ainsi, son œuvre de sape se poursuivrait alors même que nous n’avons plus aucun contact depuis une décennie au moins.
Nous avons tous des fantômes malfaisants tapis au fond de la mémoire, des cicatrices mal refermées, des blessures toujours à vif, qui ne demandent qu’à se réveiller au moindre signe de faiblesse. Nous les dominons la plupart du temps. Nous leur imposons le silence. Il nous arrive même de les oublier. Mais ils s’accrochent, s’obstinent, font mine de s’affaiblir pour mieux nous tromper et ressurgir, triomphants, un bref et douloureux instant. Le temps de reprendre ses esprits, ses forces, et de les renvoyer aux oubliettes qu’ils n’auraient jamais dû quitter.
Harcèlement. Le mot n’était pas à la mode. J'ai donc mis longtemps à le mettre sur ce qui m'était arrivé. Je n'ai pas su me défendre. Il semble que j'en cauchemarde encore.