Le grand chambardement
Les grandes manœuvres ont débuté. Chacun a reçu une liste des tâches qui lui sont dévolues avant la date fatidique. Nous avons déjà acheté le poêle à pellets. Reste à l’installer ! L’homme appellera Vierendeels et Coquibus, Electrabel et Telenet. Granny relira ses contrats, recevra les représentants de Vierendeels et de Coquibus, évaluera les devis. Grand Loup apportera des caisses. Louve Chérie emmènera le chat Milord dans sa cage et son loup à elle creusera une porte, tracera un chemin, tirera une ligne électrique. Je rapatrierai chez moi tous les bouquins stockés dans la bibliothèque maternelle depuis mon mariage, je fournirai les vieux journaux et porterai le vieil aspirateur à la déchetterie en même temps que la cafetière déglinguée. Notre amie France viendra avec sa machine à coudre.
On va trier, donner, se débarrasser, emballer. On va pendre des rideaux et une crémaillère. On va déménager ! Ou plutôt ma poétesse nonagénaire de mère va déménager. Pour la quantième fois ? Nous ne comptons plus depuis longtemps, mais si cela vous amuse de le faire, c’est ici ! Et aussi ici.
Les déménagements sont pour nous une longue tradition familiale. Ils se préparent soigneusement, s’effectuent dans la joie, tiennent généralement leurs promesses. A bien y regarder, chaque changement d’adresse ou presque, chaque migration vers une autre commune, a fourni son lot d’avantages et de nouveaux agréments : ici, c’était de l’espace supplémentaire, là une jolie vue, un jardin ou une réduction de loyer. Il a fallu s’adapter : sacrifier un meuble, en acquérir un autre, prolonger le trajet en tram pour se rendre à l’école ou au boulot, escalader trois étages, acheter un taille-haie…
Nos logements ont été aussi variés que les aléas de la vie qui les motivaient: naissances, mariages, décès, changement de boulot, bail arrivé à terme, vente de la maison par les propriétaires, évolution sociale… Cette fois, c’est bien sûr la fatigue liée au vieillissement qui a fini par imposer sa loi. Le coût actuel des loyers bruxellois aussi. Alors, nous est venu l’idée (aussitôt muée en envie) de réinventer la communauté comme elle se pratiquait au temps de nos (grands-)parents.
C’est Louve Chérie qui l’a proposé : avec son loup, elle dispose dans la région de Rochefort d’une grande demeure dont une aile est en partie inoccupée. Pourquoi ne pas transformer ces deux chambres attenantes à une salle-de-bains en salon/salle à manger et chambre/bureau pour sa grand-mère ? Elle y jouirait du calme nécessaire pour écrire ses poèmes et alimenter son blog, d’une vue bucolique sur la prairie aux chevaux et les vaches voisines, d’un souper en famille le soir.
C’est dans l’air du temps : se regrouper pour faire des économies d’échelle et échanger de menus services. Pour autant, la décision est d’importance. Même si son intimité reste préservée par l’espace et la disposition des lieux, pour le jeune couple la présence sous son toit d’une personne supplémentaire implique des contraintes nouvelles. Pour Granny, citadine depuis la naissance, la solitude campagnarde en journée sera une expérience nouvelle. Elle dit ne pas l’appréhender, avoir soif de nature, ne pas être plus entourée dans son immeuble où elle ne connaît son voisin de pallier que de vue et à peine un peu plus un couple de quinquagénaires habitant l’étage du dessus.
Autour de nous, la surprise est générale, le scepticisme fréquent. De nos jours, il est rare que la jeune génération ait à la fois la possibilité et l’envie d’accueillir un parent, a fortiori un aïeul. Le défi est certes de taille, mais, après avoir réfléchi aux innombrables implications pratiques et psychologiques de l’entreprise, nous pensons disposer d’atouts majeurs : les heureux caractères des uns comme des autres.
Donc, l’homme se chargera des démarches administratives, Granny avertira son propriétaire, Grand-Loup prêtera main forte pour l’emballage, Louve Chérie achètera un nouveau matelas et son loup à elle creusera une tranchée pour la télédistribution. Notre amie France confectionnera les tentures.
Seul Milord n’a pas été consulté. Il aurait mit son véto.